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Frewin venait de disparaître dans la maison. Ann diffusa la lueur de sa lampe sur les multiples traces de pas qui allaient de la porte d’entrée au puits.
— Ne marchez surtout pas dessus ! avertit Larsson. Sans répondre, Ann s’accroupit près de l’empreinte.
— Soldat, corrigez-moi si je me trompe, dit-elle, mais ce sont des marques de rangers, n’est-ce pas ?
Le géant blond vint à son niveau, laissant l’interprète seul en retrait. Il fit passer sa mitraillette sur sa hanche pour se baisser.
— Exact.
Ann promena son faisceau et hocha lentement la tête.
— Ça ne va pas ? demanda Larsson.
— J’ai l’impression qu’il n’y avait pas plusieurs personnes, c’est la même qui a fait de nombreux allers-retours, regardez !
Elle pointa du doigt trois paires d’empreintes de semelles dans la boue, toutes allaient et revenaient.
— Même taille on dirait. Et là-bas, le sillon qui les recouvre c’est le vélo de l’adolescent. On voit ses pas à lui, plus petits, semelles plates et usées.
— En effet. Vous croyez que c’est notre tueur... ? Ann haussa les épaules.
— Ça dépend de ce qu’ils vont trouver à l’intérieur. Cependant... des rangers, un homme, un seul, du sang, et la 3e section qui dort à moins d’un demi-kilomètre.
Elle tendit le bras pour illuminer le rebord couvert de sang. Il avait beaucoup goutté, comme s’il avait servi à briser un crâne. Ann avisa un passage sur le côté qui ne compromettait pas les indices et vint se poster au-dessus du puits.
La lumière s’engouffra dans le tunnel vertical. L’eau était à six bons mètres au-dessous.
— Alors ? interrogea Larsson sans élever la voix. Ann fit signe qu’elle ne voyait rien de particulier.
Une bulle perça alors la surface plane. Ann s’étira pour descendre la lampe le plus bas possible. L’eau stagnait.
Une autre bulle creva en remontant, grosse et suivie de deux autres.
— Je me suis trompée, il y a quelque chose, prévint Ann.
Elle chercha un moyen de sonder le fond sans rien trouver. La main de la corde s’illumina au-dessus d’un seau au passage de la lampe. La corde enroulée paraissait solide. Si tu veux en avoir le cœur net, il n’y a pas deux solutions. Tu dois descendre.
— Vous êtes costaud, vous pourrez tenir la manivelle pour m’assurer une descente progressive, dit-elle à Larsson.
Le grand soldat la dévisagea.
— Vous n’allez pas aller là-dedans ? C’est un coup à se tuer !
— J’ai vu quelque chose, faites-moi descendre.
— Non, dans ce cas c’est à moi...
— Vous êtes bien trop grand ! Comme tout le monde ici. Et je suis légère, allez, aidez-moi à enjamber le muret.
Elle lui tendit la main. À contrecœur, il déposa sa mitraillette pour la soutenir et l’assister pendant qu’elle mettait les pieds dans le seau en bois. Son cerclage en acier semble en bon état, remarqua-t-elle avec appréhension.
— Allez-y doucement, hein ? fit-elle.
Larsson commença à tourner la manivelle et dut y mettre les deux mains dès qu’Ann lâcha la margelle pour transmettre tout son poids à la corde qui grinça. Philip, l’interprète, s’approcha et se pencha pour guider le géant qui se concentrait pour doser sa force et les coups de manivelle.
— Allez-y. Encore. C’est parti.
Ann vit le monde monter autour d’elle avant que le mur de pierre l’encercle totalement. Alors elle ressentit pleinement la descente. Le cercle qui l’emprisonnait n’avait pas un diamètre supérieur à un mètre.
Elle réalisa que sa marge de mouvement était bien plus restreinte qu’elle ne l’avait supposé. Tourner sur elle-même se révélerait déjà difficile. Mieux valait ne pas imaginer pire.
L’air devint subitement plus frais. Une odeur de vieille cave se réveilla. Au-dessus d’Ann, la surface prenait la forme d’un rond clair, avec la tête de Philip. La voix du petit homme résonna :
— Encore... Allez-y... Encore...
Pourtant Ann sentait qu’elle s’éloignait de lui. Du monde.
Plus elle s’enfonçait dans le boyau étroit, plus les sons lui parvenaient étouffés.
Elle sortit la tête de ses épaules et éclaira sous elle.
L’eau se rapprochait. La mousse recouvrait les parois, et quelques insectes se faufilèrent dans des fissures.
— Ça va, mademoiselle ?
C’était Philip. Il semblait très loin, à l’autre bout d’un corridor minuscule.
— Oui, lança Ann.
Sa voix résonna si fort qu’elle en fut mal à l’aise. Pourtant Philip ne bougea pas, comme s’il ne l’avait pas entendue.
Elle était passée dans un autre univers. Ce puits ouvrait une porte vers les entrailles du monde, où les ombres prenaient une densité palpable, où les sons mouraient depuis la surface, où la lumière n’avait aucun pouvoir. Ann regarda sa lampe-torche, un tube coudé de couleur kaki qui peinait à imposer sa présence.
Elle descendait.
Une substance molle souleva le fond du seau en émettant un bruit sourd et mouillé.
— Stop ! s’écria Ann.
La corde s’immobilisa. Le seau touchait l’eau noire.
— Remontez-moi un tout petit peu ! exigea-t-elle.
Ils obéirent et Ann se stabilisa à trente centimètres au-dessus du disque ondulant. Elle lâcha la corde pour passer son bras et saisir la lampe avant de poser sa main sur la pierre froide, arrachant un peu de mousse au passage.
Elle voulut se pencher.
Le seau se déroba aussitôt et se déséquilibra. Ann enfonça ses ongles dans l’interstice des pierres et dut plaquer son avant-bras pour se rattraper tandis qu’elle basculait. Elle serra la lampe de toutes ses forces et le rebord du sceau vint taper contre l’autre côté du mur.
Figée dans une position hasardeuse, mais indemne. Très lentement, elle chercha à stabiliser son centre de gravité et retrouva un aplomb. Personne ne se manifesta en haut. Elle était réellement loin de tout.
Avec précaution, Ann braqua la lampe vers l’eau.
Elle était noire, opaque.
Non, pas noire... cuivrée. Ann força sur ses yeux pour discerner les nuances qui l’interpellaient. Ses genoux commençaient à lui faire mal, et le bord du seau s’enfonçait dans ses mollets. Elle n’y voyait pas assez.
En se tenant fermement à la corde, elle entreprit de s’accroupir sans basculer, pour tendre le bras et toucher l’eau. Glaciale. Son souffle l’encercla comme un vent tourbillonnant, puis mourut.
Elle creusa sa paume pour en recueillir un peu et remonta la main pour l’inspecter.
Le liquide était rouge.
Du sang ! Ann scruta l’eau qui ondoyait.
Quelque chose bougeait, tout au fond.
Tout alla très vite.
Une grosse bulle d’air éclata avec un gargouillis.
Brusquement, une forme terrifiante remonta vers la surface.
Une main blanche surgit en éclaboussant Ann, une main ouverte aux doigts blêmes qui jaillit des tréfonds du puits pour l’agripper.
Ann se mit à hurler et sut qu’elle allait basculer. Tout se mit à tournoyer tandis qu’elle tombait vers cette peau huileuse et froide.